« À toutes celles et à tous ceux qui trouveront toujours plus aisément une place en bibliothèque qu’en société, je dédie ce divertissement. »
Voilà comment Sophie Divry entame La cote 400.
Par un message-ami. Une bouteille à la mer. Une épaule sur laquelle s’appuyer.
Vous n’êtes pas seul·e, voilà ce qu’elle murmure, il existe un refuge, un chemin, une grâce : la bibliothèque.
J’ai découvert Sophie Divry dans l’excellentissime podcast Bookmakers, les écrivains au travail de Richard Gaité, sur Arte Radio. Une série d’émissions que j’écoute religieusement, un crayon à la main, l'âme bouillonnante. Compulsivement je note: des romans, des auteur.ice.s, des poètes. Pour pousser les murs de ma bibliothèque intérieure.
Comme tous les épisodes, ceux consacrés à Sophie Divry m’ont embarquée. Je me retrouvais dans ses combats, son militantisme et ses idées. Son franc-parlé, son humour et son intelligence m’ont transportée. Et puis j’ai entendu résonner ce passage:
« En vérité, la bibliothèque est le lieu de la plus grande solidarité. L’humanité, l’humanité déprimante, l’humanité souffrante, la plus belle, en somme, celle des pêcheurs, des chômeurs et des réfugiés climatiques, elle est là, autour de moi. Frappez, on vous ouvrira, demandez, on vous servira… Quoi? Vous ricanez? Mince alors, pour une fois que j’étais sérieuse, je me suis encore laissée embarquer. Mais vous avez raison, soyons plus clair. Pour me faire bien comprendre, je vais vous dire qui typiquement n’entre jamais ici : l’homme blanc riche, entre trente-cinq et cinquante ans. Pourquoi? Parce qu’à cet âge, il fait partie des barbares dominants. Monsieur ne fréquente pas les infrastructures publiques. Jamais vous ne verrez monsieur dans un bus. Monsieur ne partage rien avec les autres, monsieur possède. Cela fait longtemps que la madame de monsieur ne demande plus d’œufs à la voisine d’en face, elle a eu pour la fête des Mères un mixeur trois vitesses, et quand monsieur veut lire, monsieur achète ses livres. Mais, lire, c’est déjà un acte de faiblesse. Monsieur a du pouvoir d’achat. Une maison. Deux voitures. Monsieur n’a pas le temps. Il paie un abonnement au club sportif. Pense-t-il jamais, monsieur, à la maison commune? Non, il se considère comme tout-puissant, un self-made-man, cet âne. Mais la vie n’est pas un programme de machine à laver. Attendez qu’il lui arrive un cancer sur le coin de la tête, un chômage, un adultère ou un contrôle fiscal. Ou les quatre à la fois. Là, tout penaud, vous le verrez arriver la queue entre les jambes. Son téléphone ne sonnera plus. Soudain, le temps s’étirera. Alors il feuillettera des journaux, s’apercevra qu’il ne connaît rien du monde, s’ébahira de notre nouvelle possibilité de prêt pour six semaines renouvelable une fois. Sa femme le quittera, il deviendra maniaque ou dépressif, bouliste, piéton même. Il sera parmi nous. Mais il aura fallu que la vie lui donne toutes ces claques sur la tête pour qu’enfin il comprenne que la bibliothèque devant laquelle il passait auparavant avec indifférence, ce ne sont pas des livres morts, non, c’est le cœur même de la grande Consolation. »
Quelle merveille cet extrait, non?
La cote 400, c’est une soixantaine de pages de cette trempe. Salée, drôle et terriblement juste. Et ce n’est pas (uniquement) parce que je suis bibliothécaire que je le dis!
Par ce monologue emporté, Sophie Divry se plonge dans les névroses d’une femme invisible, régnant sobrement sur ce petit temple du savoir qu’est la bibliothèque municipale, où se croisent étudiants, chômeurs, retraités et flâneurs. Chacun dans son petit univers. Au creux de cette immensité.
La cote 400 se lit d’une traite, le sourire aux lèvres.
Entre ses pages, Sophie Divry dresse un portrait au vitriol. Elle dit la beauté du combat homérique qu’est celui d’une bibliothèque, ses folies et ses tristesses.
Elle dit l’Humanité perdante, et celle triomphante aussi - en filigrane.
Elle fait grincer des dents, tressaillir beaucoup et s’ébaudir surtout.
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